Réparer
République démocratique du Congo, 2019
En septembre 2015, je suis à Kinshasa en République démocratique du Congo, pour la première fois. J’y rencontre les sœurs de la maison de la Rose de Jéricho. Entre les messes et les prières, ces religieuses s’occupent de femmes qui attendent d’être soignées ou se reposent après une opération dans la clinique qui se trouve à quelques rues de là. Elles souffrent de fistules obstétricales, iatrogènes ou traumatiques, et je découvre alors l’ampleur de ce drame sanitaire sur le continent africain. La fistule est une lésion, une ouverture anormale entre les organes pelviens féminins. Elle apparait suite à une grossesse ou un accouchement difficile, des gestes médicaux accidentels ou des violences sexuelles, et provoque des incontinences chroniques. Les conséquences de ce phénomène entraînent exclusion et précarité. Malades, dans l’incapacité de travailler ou d’avoir des rapports sexuels, les femmes souffrantes sont bien souvent rejetées par leurs familles, leurs époux, et par toute la communauté. Selon l’Organisation mondiale de la Santé, plus de deux millions de femmes vivent avec une fistule non traitée en Afrique subsaharienne et en Asie. Elles sont parmi les plus pauvres et les plus vulnérables de la société.
Profondément marquée par cette réalité, je retourne à la Rose de Jéricho en juin 2019 pour y partager la vie de Nzusi, de Rosette et de Mambuta, en attente de soins, et de Bernadette et des autres sœurs de la congrégation qui m’accueillent comme des mères. Dans la cour de la maison, tout est calme. Enoch, le fils de Nzusi, joue avec les chats sauvages, et les femmes tressent leurs cheveux des heures durant. Derrière les murs, Kinshasa jamais ne se tait. Le temps est rythmé par les coupures d’électricité intempestives et les deuils festifs innombrables qui animent les nuits de la ville tentaculaire. Jour après jour, j’écoute et ressens la douleur laissée par des enfants mort-nés, le corps qui ne retient plus rien et la solitude de celles qui se dévoilent devant moi. Du foyer aux couloirs de l’hôpital, je photographie leur combat intime et universel pour plus de dignité, la résilience qui les anime, et éprouve ce qui nous lie, toute mundele* que je suis, dans notre condition de femme.
* désigne une personne blanche en lingala
Thérèse s’apprête à recevoir une péridurale et être réparée pour la seconde fois de sa vie. Elle a 14 ans.
Sous les draps, Ekafa.
Rosette, Mambuta et Nzusi siègent dans la cour de la Maison. Enoch ne quitte pas le sein de sa mère. Le temps semble parfois long, et les dates d’intervention sont incertaines.
Dans la salle de repos de l’hôpital Saint-Joseph de Kinshasa, de nombreux lits sont vides. Les missions pour aller chercher les femmes nécessitant des soins dans les provinces lointaines coûtent chères, et les chirurgiens formés sont rares.
Sur la table d’opération, Thérèse attend le docteur Paulin, qui va réparer les fistules dont elle souffre depuis l’enfance. Les circonstances qui l’ont conduite ici sont troubles. Soeur Bernadette se souvient de sa première venue à la Maison de la rose de Jericho il y a 6 ans, et suspecte des violences sexuelles incestueuses, gardées sous silence.
Dans les coursives ouvertes de la clinique Saint-Joseph de Kinshasa, les bonbonnes de gaz qui font tourner l’hôpital.
Nzusi a 27 ans et 3 enfants, dont Enoch, 2 ans, qui l’accompagne malgré la règle interdisant les petit·es dans la Maison. Il est son dernier né, et souffre d’une maladie de peau dont j’ignore le nom.
Quatre mains recousent et réparent le ventre de Koka. Elle souffrait d’une fistule à la vessie, causée par des naissances difficiles.
En face de la Maison de la rose de Jericho, le voisin fait une pause avec Sœur Albertine qui s’apprête à partir en visite au plateau Batéké. Les murs qui entourent les maisons de Limete, un quartier moyen de Kinshasa, s’érigent en remparts contre les dangers de la ville.
Les marais du plateau Batéké.
Des fermiers préparent les terres acquises par les Sœurs de la Maison. Sœur Bernadette a de grands projets pour les « mamans ». Pour toutes celles qui ont subi le rejet et une mise en marge de la société, elle rêve d’autonomie, d’indépendance, d’une grande ferme où les femmes pourront vivre ensemble, se nourrir des fruits de leur travail, à l’abri de la violence. Un lieu de résilience.
À l’entrée des terres appartenant aux Sœurs sur le plateau Batéké, une femme et son bébé vivent dans cette petite maison. Elle s’occupe d’un lopin de terre et accueille les visiteuses lorsqu’elles viennent contrôler l’avancement des aménagements de la ferme.
Mambuta tresse les cheveux de Rosette, jeune femme originaire de la province du Bandundu, à l’est de Kinshasa. A 23 ans, elle s’apprête à subir sa seconde intervention. Il y a 3 ans, elle a mis seule au monde un enfant mort-né. Son mari est parti au début de sa grossesse. La césarienne alors réalisée a causé une double-fistule à Rosette. Elle est la cadette présente dans la Maison, et aussi la plus fragile.
Le ventre de Nzusi ressemble à celui de beaucoup d’autres femmes africaines. Après ses deux filles et avant son dernier fils, un autre enfant du nom de Gloire est né par césarienne. Cette dernière, pratiquée dans un dispensaire de santé de campagne, sans moyen ni médecin correctement formé, est la cause des fistules dites iatrogènes de Nzusi. Gloire est mort quelques mois plus tard, et sa mère est venu à Kinshasa pour être réparée, une première fois. A son retour au village, Nzusi et son mari ont conçu Enoch. Au terme de la grossesse, il est né par voies basses, mais ce type de naissance est proscrit après une réparation, car les sutures sont trop fragiles. Depuis deux ans, Nzusi souffre de nouvelles fistules et des conséquences de celles-ci.
Dans les méandres de l’hôpital Saint-Joseph, établissement de soins confessionnel au coeur de la commune de Limete à Kinshasa, une chapelle accueille les prières des patients. La religion tient une place particulière dans la structure fondée en 1987 par le Cardinal Malula. Le souhait de ce dernier était d’offrir un accès à la médecine aux plus pauvres des quartiers populaires de la ville.
Maman Anne est l’une des premières femmes de la Maison de la rose de Jericho, où elle a résidé pour être réparée en 2012. Elle souffre aujourd’hui d’une grande précarité. Soeur Bernadette envisage de lui proposer une mission, malgré le peu de budget dont elle dispose : aller chercher les femmes dans le Congo central pour les ramener et les soigner.
À l’arrière de la maison, dans la buanderie à ciel ouvert, les pagnes des Sœurs dialoguent sur le fil avec le laurier rose.
Sœur Bernadette est la responsable de la maison. Infatigable, Ma Bena, comme on l’appelle ici, accueille, soigne et écoute toutes les femmes de passage. Elle porte le projet de la Rose de Jéricho avec courage depuis plusieurs années et dessine sans cesse de nouveaux horizons pour ses protégées.
Les coupures d’électricité sont monnaie courante, à Kinshasa. Elles peuvent durer des heures, des journées entières. Dès lors, la cuisine se fait dans la cour, à l’aide de charbon.
Le père d’Enoch lui coupe les cheveux dans la cour de la Maison. Il tente de prendre plus de place auprès de son fils, car bientôt, Nzusi partira à l’hôpital, et le petit ne pourra pas l’accompagner. Enoch se nourrit encore au sein de sa mère et entretient avec elle une relation fusionnelle. La séparation sera une véritable épreuve, tant pour la mère que pour l’enfant.
Dans la cour de la Maison de la rose de Jericho, les Soeurs ont créé un jardin. La végétation y est paisible et luxuriante, contraste avec la ville qui s’étend derrière les hauts murs de béton.
Christine récupère de son intervention. Depuis toujours marginalisée car sans enfant et handicapée par la polio contractée lorsqu’elle était petite, elle est venue vivre à Kinshasa en 2010. Quelques années plus tard, elle tombe enceinte. L’homme est parti après quelques semaines de grossesse, et Christine a subi une césarienne pour délivrer l’enfant qui n’a pas survécu. C’est aujourd’hui sa propre mère, Marie, qui prend soin d’elle.
Dans l’anti-chambre de la salle d’opération, le matériel de soin est usé, le manque de moyen criant.
Après son opération, Ekafa se repose. Il y a neuf ans, elle a mis au monde un enfant mort. Aujourd’hui âgée de 27 ans, elle a descendu le fleuve de l’équateur à Kinshasa pour enfin réparer son ventre déchiré.
C’est un geste qui semblait bien loin de la pratique documentaire qui m’occupe — pourtant, dans cette lettre lue à Nzusi au milieu de la nuit, livrée au théâtre antique des Rencontres d'Arles et à ses spectateur·rices, j’ai pu dire autrement la violence, la douleur, la force et la sororité qui tisse Réparer. En voici la captation. Merci aux équipes artistiques et techniques des Rencontres pour cette formidable occasion de se mettre à nue. Merci pour vos regards et vos écoutes.